Accueil > Actualités > Presse > Jacques Bral, la gueule d’atmosphère du cinéma français
Article Télérama 2012

Jacques Bral, la gueule d’atmosphère du cinéma français

Accueil > Actualités > Presse > Jacques Bral, la gueule d’atmosphère du cinéma français

Article paru sur le site internet de Télérama, le 8 décembre 2012 – Guillemette Odicino ; Pierre Murat – Télérama n° 3282 :

Son bureau ressemble à celui de Philip Marlowe, constellé de papiers, de notes, de cendriers pleins, de bouteilles de scotch. Les vins, bio, sont au sous-sol. Et, à l’entresol, une salle à manger avec des tables de bistrot et des lithographies, signées par le propriétaire des lieux, car Jacques Bral est peintre, aussi, en même temps que scénariste, réalisateur, producteur et distributeur de ses films. On n’est jamais mieux servi que par soi-même quand on est franctireur… Il fume des bidis, petites cigarettes indiennes à l’eucalyptus que lui livrent, à son bureau, les membres d’une famille qu’il a aidée dans le temps.

Jacques Bral est peu connu du grand public, mais prononcez son nom devant presque tous les techniciens du cinéma français, l’admiration est générale ! Il peut donc demander ce qu’il veut aux gens des labos :

« Ah ! si c’est pour Bral… » Car ce toujours jeune homme est à l’affût des technologies les plus pointues : « Avec le numérique, on est revenu à l’époque de Méliès. Il faut savoir s’en servir, mais quelle liberté il procure ! Il y a des plans de mon dernier film qu’on croirait éclairés par cinquante personnes. »

Le numérique n’existe pas en 1979, lorsqu’il entreprend le tournage d’Extérieur, nuit. A sa sortie, le film en fait le chef de file du jeune cinéma français d’alors. Un novateur. Difficile, à l’époque, de filmer un Paris nocturne et fantomatique. Il y parvient, transformant même en style les difficultés auxquelles il se heurte. Et il impose immédiatement son univers : des histoires sans histoire, avec impressions, sentiments et fulgurances. Curieusement, après Extérieur, nuit, qui lui ouvre toutes les portes, il tourne peu. Quelques polars, toujours en équilibre instable, toujours au seuil du succès commercial. Qu’il espère, évidemment, comme tout un chacun. Tout en le redoutant secrètement, comme un accident incongru. Et le voilà qui revient aujourd’hui avec Le noir (te) vous va si bien. Une tragédie moderne. Le parcours d’une jeune Arabe partagée entre l’obéissance et t la liberté. Un film généreux, aussi déroutant que passionnant.

Dans Extérieur, nuit, il révélait Christine Boisson, garçonne sexy au regard de jais. Ici, il y a Sofiia Manousha, femme voilée le soir, qui se mue chaque matin en beauté irrésistiblement sexy… Les acteurs de

Jacques Bral, c’est le reflet d’une famille idéale. Dont le frère serait Patrick Dewaere, qu’il n’a, hélas, jamais réussi à faire tourner. Le père ou l’oncle serait Jean-François Balmer, qui se métamorphose pour lui en l’ineffable détective Tarpon dans Polar. Récemment, il s’est trouvé un fils en Julien Baumgartner, jeune acteur hyperdoué (Le Plaisir de chanter, d’Ilan Duran Cohen), l’un des héros du Noir (te) vous va si bien. Juste avant le tournage, le comédien lui a fait visionner un de ses films : « S’il me l’avait montré plus tôt, je ne l’aurais peut-être pas engagé », rigole Jacques Bral.

On ne fait pas partie de la « famille » en étant seulement bon chez les autres. De longues rencontres, des déjeuners et des dîners à gogo s’imposent avant que naisse – parfois – l’entente. La connivence.

Aujourd’hui, Baumgartner est devenu « mon Julien ». Ce qui implique, de part et d’autre, une disponibilité permanente. Bral a l’amitié généreuse, mais exigeante. Il corrige aussitôt : « Ce sont les gens qui viennent à moi. Ils deviennent comme moi. Sinon, nos relations ne seraient pas supportables… »

Il s’est toujours dit — se veut encore — marginal. « Je suis en France depuis cinquante ans, je ne me suis toujours pas acheté de lit ! » Important, et même primordial à ses yeux : il est perse. Une culture totalement différente de la nôtre, selon lui. « Nous, les Perses, sommes toujours éblouis par la non-évidence des choses. Ici, tout le monde trouve tout normal : on appuie sur un bouton et, hop, la lumière s’allume. Nous avons une réflexion plus profonde sur la construction du monde… » Il naît à Yazd, « une ville de sable », et grandit à Téhéran dans une famille de scientifiques et d’artistes : « Mon père était endocrinologue, et mon grand-oncle a inventé un système qui a engendré la musique dodécaphonique de Schoenberg. Son nom restera davantage que Khomeiny dans l’histoire de la Perse. » C’est à Téhéran que le gamin découvre le cinéma : « Aujourd’hui encore, je me souviens de tout : du décor de la salle, de la couleur de la robe de ma mère. A la suite de cette séance, tout le monde a dû se relayer pour m’y emmener chaque soir… »

A 18 ans, Jacques part à Paris pour des études aux Beaux-Arts. Il en a 31, en 1979, lorsque Khomeiny prend le pouvoir. Son père songe à faire émigrer la famille en France. Sa mère, elle, proclame que la peur ne lui fera jamais quitter sa terre : « Quand elle prenait une décision, même fantasque, tout le monde l’écoutait. » Aujourd’hui, ses deux frères, là-bas, sont devenus ce qu’il aurait dû être ici : architecte. Et c’est en Iran, où il est retourné pour l’enterrement de sa mère, qu’il a imaginé Le noir (te) vous va si bien qu’il a eu tant de mal à tourner.

Car, pour la première fois de sa vie, cet optimiste ne l’est plus vraiment. Il a la rage. Contre Canal+, notamment, qui, en refusant de lui préacheter son film, a bien failli en empêcher le tournage. « On assiste actuellement, sans que personne n’ose rien dire, à la mise à mort du cinéma indépendant. Et de la diversité française. A Canal, ils sont trois à décider du pré-achat d’un film. On pourrait espérer des avis contradictoires. Or, non : « ils » sont toujours d’accord ! Quand tout le monde commence à penser pareil, c’est dramatique ! Le but évident de toux ceux qu’on nomme « les décideurs », à Canal+ ou ailleurs, c’est de diriger les créateurs. Ils ont tous les moyens et aucune culture. Le cinéma, ils s’en foutent ! » Deux jours avant le début du tournage, donc, Bral se paie une page de pub dans Le Film français, avec ce slogan vengeur : « Le film que vous ne verrez pas sur Canal+. »

Miniscandale dans le landerneau cinématographique… Ça le réjouirait plutôt : Bral est un insolent et un survivant. Il a résisté à tout : à la dépression et aux modes, aux dettes et aux imbéciles. « J’ai été au fond du trou pendant treize ans. C’est quand on est au plus bas qu’il faut tenir et ne pas se trahir. » Il y a de l’orgueil dans sa démarche. « Non, de la fierté, dit-il. J’essaie de rester noble. C’est normal : j’exerce un métier qui l’est…»

Retour en haut